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L'IA rebat les cartes : comment l'intelligence artificielle révolutionne la cartographie
ChatGPT génère des dissertations, Midjourney crée des œuvres d'art, mais l'intelligence artificielle pourrait avoir un impact bien plus fondamental : nous aider à mieux dessiner le monde. Alors que les territoires évoluent de plus en plus vite sous l'effet du changement climatique et de l'urbanisation galopante, il est difficile de suivre le rythme et de cartographier tous ces changements. L'IA promet de rebattre les cartes.
Publié le 10 juin 2025
Temps de lecture : 10 minutes
« Le vrai gain de l'IA, c'est le changement d'échelle », résume Matthieu Porte, coordinateur des activités d'intelligence artificielle à l'Institut national de l'information géographique et forestière. De nombreux projets de recherche prometteurs sont en préparation, à l’IGN et partout dans le monde. En réalité, cette révolution est déjà à l’œuvre : ses premiers effets se font sentir sur le terrain.
L'IA cartographie déjà nos territoires
Un bon exemple français : le suivi de l'artificialisation des sols. Un enjeu crucial inscrit dans la loi Climat et Résilience qui vise le « zéro artificialisation nette » d'ici à 2050. Un défi de taille. Pour suivre l’évolution du bâti, des photo-interprètes, employés par l’IGN, scrutent des milliers d'images aériennes pour identifier et classifier chaque parcelle de territoire. Un travail titanesque et, en conséquence, une couverture partielle du territoire.
En 2018, l’institut a lancé des travaux pour entraîner un modèle IA. Aujourd’hui, ce modèle analyse automatiquement des photos pour décrire ce qui s'y trouve : feuillus, toitures, etc. « Des agents photo-interprètes saisissent des données sur quelques milliers de kilomètres carrés, puis l’IA permet de générer les données sur les 500 000 km² du territoire hexagonal et de la Corse », détaille Matthieu Porte.
En plus du suivi global de l'artificialisation des sols, ces données sont accessibles à tous et permettent par exemple aux collectivités de suivre la nature en ville, comme à Rennes, ou de repérer les trames vertes en Île-de-France.
Carte d'occupation du sol à grande échelle - Tours (37)
Ces exemples récents seront peut-être dépassés dans quelques années. « Ce qui monte côté recherche, c'est l'apprentissage auto-supervisé », explique Nicolas Gonthier, chef de projet innovation à l'institut. Pour comprendre, imaginez un enfant qui apprend à reconnaître les objets. Avec les modèles IA utilisées aujourd’hui, c'est comme si on montrait à cet enfant des milliers de photos en disant « ça, c'est un chat, ça, c'est un chien ». Avec l'apprentissage auto-supervisé, on cache une partie de l'image et on demande à l'enfant de deviner ce qui manque, puis on lui révèle s’il a bien deviné. Il apprend lui-même à comprendre la structure du monde.
« Avec l'apprentissage auto-supervisé, on va donner une image en partie masquée, et on va demander à l'IA de la reconstruire », détaille le chercheur. Cette approche pourrait permettre de créer des « modèles de fondation », un peu comme ChatGPT pour le texte, mais pour les cartes. L'idée ? Entraîner un modèle généraliste sur de nombreuses données, en sachant que l’IGN dispose d’archives photographiques massives (des images acquises depuis les années 1940 sur 500 000 km² du territoire hexagonal et de la Corse).
La promesse des modèles de fondation
« On espère un gain conséquent », anticipe Nicolas Gonthier. Car ce modèle, en plus d’être générique, pourrait ensuite être rapidement adapté à des tâches spécifiques. Une telle IA pourrait par exemple être spécialisée pour détecter des éoliennes, cartographier les espèces invasives ou analyser les zones à risque de glissement de terrain. Là où il faut aujourd'hui des mois pour créer un modèle spécialisé.
Cette approche résonne avec les travaux de Nvidia qui vient de lancer Earth-2, une plateforme capable de grandement accélérer les simulations climatiques. Leur modèle CorrDiff génère des prévisions météo à l'échelle du kilomètre, 10 000 fois plus efficacement que les méthodes traditionnelles. De quoi révolutionner la gestion des catastrophes naturelles. Ou encore le projet Open Buildings de Google, qui a cartographié 1,8 milliard de bâtiments en Afrique, Asie et Amérique latine grâce à l'IA. Ces données temporelles permettent de suivre l'évolution du bâti entre 2016 et 2023. On peut littéralement voir les villages périphériques se transformer en banlieues denses.
Ce type de grands travaux sera-t-il bientôt l’apanage des géants de la tech américains ou chinois ? Rien n’est moins sûr. L'IGN promeut ainsi un autre modèle, basé sur un écosystème ouvert, mêlant communs numériques et open source, pour avancer collectivement. « On ouvre nos modèles, 100 % open source, les données d'entraînement, les limitations », affirme Nicolas Gonthier. Une approche qui permet déjà à la Suisse, l'Autriche ou même la Corée du Sud de réutiliser les données et modèles produits par l’IGN.
L'IA générative entre en scène
Les surprises apportées par cette technologie ne s’arrêtent pas là. L'IA générative, celle qui crée des images à partir de texte, trouve sa place en cartographie. Car pour entraîner les énormes modèles évoqués plus haut, il faut beaucoup de données. Or, « certains changements cartographiques, à l’échelle du territoire, sont plutôt rares », rappelle Nicolas Gonthier.
Prenons un exemple concret : comment entraîner un modèle à détecter les nouvelles constructions dans une zone rurale où il ne se construit qu'une maison tous les deux ans ? Si les données manquent, une solution consiste à les fabriquer, grâce à l’IA générative. Par exemple, en fabriquant des photos avec de nouvelles maisons imaginaires. « En utilisant des données synthétiques qui simulent des changements, cela permettrait d’entraîner des modèles plus facilement », espère-t-il.
À plus long terme, les IA génératives pourraient devenir des passeurs d'information entre la donnée cartographique complexe et les utilisateurs. Imaginez : « J'aimerais avoir une vue de toutes les fontaines à Paris », demandez-vous à votre assistant. L'IA génère automatiquement la requête adaptée et produit une carte sur mesure. « Il faut se demander comment utiliser ces technologies pour rendre plus accessible l’information cartographique aux citoyens », estime Matthieu Porte.
Images aériennes réalistes générées par le modèles Seg2Sat
Des zones d'ombre à lever
Mais cette révolution soulève des questions. Le premier risque, c’est l’hallucination, quand l’IA produit des erreurs. Le scénario du pire, c’est le « model collapse » : si on entraîne des modèles sur des données générées par d'autres IA, on risque une dégradation progressive de la qualité. "Il y a un risque que le modèle invente de l'information », reconnaît Nicolas Gonthier. Un exemple : quand on donne à une IA générative une photo d’une fleur avec un pétale brisé et qu’on lui demande de créer la même photo, il s’exécute, mais en omettant un détail crucial, la brisure.
« Le modèle étant entraîné sur des photos de fleurs intactes, il a tendance à produire le plus probable, et donc à ne pas tenir compte de la brisure », détaille le chercheur. Heureusement, certaines parades existent : « dans nos travaux sur la génération de données synthétiques, nous recoupons avec une autre source d'information du territoire, comme les données radar, plus difficiles à exploiter directement ».
Autre question de taille en matière d’IA : son impact environnemental . Entraîner ces modèles demande en effet des centaines d’heures de calcul à des serveurs qui consomment beaucoup d’énergie et d’eau. Et plus il y a de données, comme dans les modèles de fondation, plus le temps d’entraînement est long. « Il faut optimiser les données envoyées en sélectionnant les plus utiles, tempère Nicolas Gonthier. De plus, certaines techniques, comme la distillation, permettent de travailler au quotidien avec des petits modèles, dérivé d’un gros modèle ». Outre cette exigence de frugalité, l’ambition environnementale de ces modèles – offrir des outils pour faire face au changement climatique - doit aussi être prise en compte.
Matthieu Porte soulève la question tout aussi fondamentale de l’humain : « Il nous faut nous assurer que l’expérience humaine, qui se construit en partie par la pratique comme sur la photo-interprétation forestière, reste prépondérante ». Car on aura toujours besoin des experts pour étalonner les modèles et superviser leur application.
Alors que les territoires se transforment sous nos yeux (urbanisation galopante, catastrophes climatiques, artificialisation des sols), l'IA promet de nous donner enfin les outils pour suivre ces mutations en temps réel. Mais comme le rappelle avec sagesse Matthieu Porte : « Ça fonctionne souvent mieux quand on utilise l'IA comme amplificateur des capacités humaines que quand on cherche à automatiser complètement ». La carte du futur sera probablement le fruit d'une collaboration étroite entre l'œil expert du cartographe et la puissance de calcul de la machine. Une révolution, certes, mais une révolution humaine.
Grégory Rozières
Mis à jour 11/06/2025