Sur le terrain
Géographie affective : comment s’expriment nos rapports aux lieux ?
Amitié, répulsion, amour ou indifférence… Dans son dernier livre, « L’amour des lieux », Thierry Paquot explore la nature de nos relations à notre environnement.
Publié le 24 juin 2025
Temps de lecture : 5 minutes
Votre dernier livre, « L’amour des lieux », traite du rapport entretenu avec notre environnement et de la manière dont nous habitons le monde. Vous y mentionnez les notions de « topophilie » et de « topophobie ». Pourriez-vous définir ces termes ?
Étymologiquement, « topophilie » est fabriqué à partir du grec, topos (« lieu ») et philia (« amitié »). Il désigne cette relation particulière entre un individu et un endroit qui le touche. Bachelard, certainement le premier à utiliser ce terme dans La Poétique de l’espace en 1957, accorde à la maison natale une place de choix, mais d’autres lieux nous réconfortent…
La topophobie, quant à elle, mot que l’on trouve chez Freud, est la crainte d’un emplacement trop vaste, ingrat, anxiogène, inhabitable.
Qu’est-ce qui fait que nous aimons ou non un lieu ?
Le coup de foudre pour un lieu est rare, il s’agit plutôt d’un apprentissage, d’une amitié qui se cultive, exigeante et fragile à la fois. Cette curieuse alchimie affective dépend de nos humeurs, de l’histoire, de nos sentiments. La topophilie entrelace temporalités et territorialités. Nous sommes bien quelque part parce que notre biorythme s’accorde à celle du lieu. Montaigne expliquait son amitié avec La Boétie en ces termes : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » La relation entre une maison et son habitant, par exemple, résulte de ce mystère.
Najac - Aveyron
Percevez-vous nécessairement une opposition entre une topophilie envers les lieux naturels et une topophobie envers ceux fortement urbanisés ?
Non, il y a aussi des lieux naturels qui sont hostiles, impropres à la vie des humains. Tout comme il y a des endroits façonnés par l’urbanisation qui sont agréables. Si nous savions pourquoi un lieu est aimable, nous pourrions le dupliquer ! Heureusement, la topophilie échappe à la rationalité froide de la fonctionnalité. Chacune et chacun d’entre nous connaissons au cours de notre existence des topophilies différentes, selon nos activités, nos amours, nos désirs. Un paysage de haute montagne peut donner le vertige à l’un et enchanter l’autre, de même que le plat pays ou le rivage accidenté.
Écoquartier fluvial de l’île Saint-Denis en 2019
Vous suggérez de non plus aménager des lieux, mais de les « ménager ». Qu’entendez-vous par là ?
À une politique technocratique centralisée telle que l’évoque l’expression « aménagement du territoire », je préfère une approche décentralisée et autogérée qui exalte le ménagement. Ménager quoi ? Les lieux, les choses et les gens. Ménager veut dire « prendre soin ». Il n’y a rien de mieux que de prendre soin, non ?
Le dernier chapitre est consacré au « topocide », une destruction des lieux et des milieux. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
Tuer un lieu s’avère possible, et il y a mille façons de le faire. Prenons Tchernobyl ou Bhopal : une catastrophe nucléaire et un désastre industriel, les deux rendent toxiques tout un périmètre, devenu dangereux. C’est également le cas des champs et des rivières gavés de pesticides. Étudiant, j’ai arpenté l’Afghanistan aux paysages à couper le souffle. En 2001, les talibans ont explosé les Bouddhas de Bâmiyân. Je les revois encore dans mes rêves, fiers, immenses, sereins dans leurs cavités de pierre... Ici aussi, il s’agit d’un topocide. Les exemples pullulent. La destruction d’un lieu est une atteinte à la mémoire de chacune et chacun d’entre nous...
Traitement des cultures - Cheptainville Essonne - 2007
La relation que l’on entretient avec un lieu peut-elle changer au cours du temps ? Peut-on passer du dégoût pour un lieu à un amour pour ce même endroit ? Ou au contraire, finir par haïr un lieu que l’on aimait ?
Une topophilie peut devenir une topophobie, mais l’inverse est rarissime. Un paysage altéré ou dégradé par l’intrusion d’un élément qui en change le sens, comme une voie ferrée ou une autoroute, ou perturbe l’attrait du lieu, telle la construction d’une tour faisant de l’ombre aux maisons voisines... L’autre élément fort de la topophilie, c’est son partage : avec qui apprécions-nous ce lieu ? Je suis récemment retourné là où je passais les vacances de Pâques lorsque j’étais enfant, mais sans le copain du coin avec lequel nous nous aventurions dans la forêt. Eh bien celle-ci avait perdu son charme ! Et le village m’a paru terne, morose, sans nos éclats de rire, sans notre connivence à déjouer l’autorité des adultes...
Vous écrivez aussi qu’il est possible de se « réconcilier » avec la géographie et les écosystèmes. Qu’entendez-vous par là ?
Il faut connaître son milieu pour vivre en harmonie avec lui. Notre existence est faite de relations et d’interactions, qu’elles soient humaines ou non, et notre sensibilité fait corps avec la géographie qui devient affective. Ainsi, faut-il se mettre à son diapason et être attentif à toute modification de l’environnement. Par exemple quelle est la dernière fois qu’il a plu ? D’où vient l’eau que nous buvons ? Décrire ce qui nous entoure, la faune et la flore... Apprécier un lieu revient à s’intéresser à lui, faire territoire en quelque sorte. Et se l’approprier, c’est-à-dire devenir autre à son contact et non pas le faire sien ! Dans un monde standardisé, homogénéisé, la diversité assure une heureuse diversion. C’est par elle que nous découvrons des lieux, des situations, des sentiments qui sont uniques et facilitent l’éclosion de la topophilie.
Vue sur Arvieu, et les extérieurs de l'espace de coworking du Jardin d'Arvieu - 2024
Propos recueillis par Julie Thuillier
Philosophe et sociologue, Thierry Paquot est professeur émérite des universités. C’est en enseignant dans une école d’architecture qu’il s’est penché sur ce qu’il nomme la « philosophie de l’urbain », mêlant l’anthropologie à l’histoire et à la géographie de l’urbanisation. Il a publié de nombreux ouvrages et travaillé sur des sujets aussi divers que les quartiers résidentiels fermés (« gated communities »), les gratte-ciels, les bidonvilles, le paysage, le cinéma et la ville, le rap et le slam urbains, le corps et les cinq sens en ville ou encore les enfants dans les territoires.
Mis à jour 24/06/2025