Balade en forêt

La forêt ne peut pas être un puits infini de carbone

Un collectif de cinq chercheurs spécialistes de la forêt explique, dans une tribune au « Monde », les liens entre CO₂ et forêts, et analyse la place objective que peuvent occuper nos écosystèmes forestiers dans l’atteinte de la neutralité carbone en 2050.

Publié le 29 février 2024

Temps de lecture : 10 minutes

La COP28 a remis la question de la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) au centre des préoccupations mondiales. À cette occasion, la forêt est de nouveau apparue comme une pièce maîtresse pour absorber une partie de nos émissions résiduelles. Les pays comptent en effet sur les écosystèmes forestiers, deuxième plus grand puits de carbone de la planète après les océans, pour jouer le rôle de levier dans la lutte contre les émissions de GES.

Mais de récentes données sur le territoire français invitent à la prudence : l’inventaire du Centre interprofessionnel technique d’études de la pollution atmosphérique (Citepa) et l’inventaire forestier de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN) font état d’une chute du puits forestier, certaines forêts étant même devenues localement émettrices nettes de CO₂. Cela n’a rien d’anodin, car les forêts compensent environ 7 % de nos émissions de GES, 2 % supplémentaires si l’on considère les sols forestiers. Alors pourquoi cette évolution récente et quelles sont les perspectives ?

Grâce à la photosynthèse, les arbres absorbent le carbone de l’atmosphère et le stockent dans le bois, matériau durable et renouvelable. Ce bois représente donc un stock de carbone. L’inventaire forestier national dénombre 11,3 milliards d’arbres en 2023 sur les 17,3 millions d’hectares de forêt que compte la France métropolitaine, soit un stock de 1,3 milliard de tonnes de carbone.

L’évolution sans précédent de la forêt au XXe siècle

À l’échelle d’un territoire composé de plusieurs forêts, les stocks de carbone évoluent continuellement, sous l’effet de différents flux. On peut principalement citer la croissance des arbres, la mortalité ou encore l’export de bois, qui peut néanmoins constituer un nouveau stock de carbone en dehors de la forêt (meubles, charpentes, etc.). Le boisement de nouvelles terres ou a contrario le défrichement de forêts existantes modifie la surface sur laquelle ces flux se réalisent.

Lorsque le stock de carbone augmente à l’échelle d’un massif forestier, c’est-à-dire quand le bilan de ces flux est positif au cours d’une année, on dit que la forêt est un « puits de carbone ». A l’inverse, dans les cas où le bilan est négatif, alors le stock baisse et la forêt est une « source de carbone ». Le puits de carbone de la forêt française s’est établi à 43 millions de tonnes de CO₂ par an en moyenne sur la période 2013-2021. Mais il a diminué de moitié en une décennie. Alors que se passe-t-il ?

Le puits actuel est principalement dû à l’évolution sans précédent de la forêt au XXe siècle, dont la surface a augmenté de 50 %, et le stock de bois sur pied a été multiplié par deux. Cela s’explique par l’effet de la déprise agricole et de la très forte régression des taillis au profit de sylvicultures produisant du bois d’œuvre de qualité, ce qui implique un stock moyen à l’hectare beaucoup plus important.

La forêt face aux conditions climatiques dégradées

Ce phénomène était amené à diminuer. La forêt ne peut pas être un puits infini de carbone, car cela impliquerait deux choses : d’abord que la surface forestière augmente sans discontinuer, ensuite que la taille des arbres – et donc le stock par hectare – continue indéfiniment à augmenter. Qu’on laisse les forêts en libre évolution ou que l’on y applique une gestion durable, la forêt, et donc le stock de carbone, tend progressivement vers un état d’équilibre où flux entrants et sortants se réduisent jusqu’à se compenser.

À l’instar de nos voisins européens, le puits français est donc encore le résultat d’une transition avant l’atteinte d’un équilibre. La forêt fait aujourd’hui face à des conditions climatiques dégradées, à des crises sanitaires graves et répétées et à des incendies d’ampleur inédite qui impactent fortement les stocks et dégradent le bilan des flux.

Bien que la forêt reste un puits de carbone au niveau national, la production biologique a diminué de 4 % par rapport à la période 2005-2013, la mortalité des arbres a crû de 80 % et la récolte a augmenté de 9 %, essentiellement du fait de la récolte accélérée d’arbres dépérissant ou morts. Ces mortalités non prévues abaissent brutalement des stocks de bois sur pied qui ont mis des décennies à se constituer.

Le stock de carbone reste encore indéterminé

Les régions particulièrement impactées peuvent alors devenir ponctuellement des sources de carbone, comme dans l’est de la France. La dynamique du carbone forestier reste toutefois cyclique, et les données du Citepa l’illustrent bien : alors que l’Aquitaine était une source de carbone après les tempêtes de 1999 et de 2009, elle est aujourd’hui redevenue une région importante en matière de puits avec le renouvellement des massifs sinistrés.

Les crises, notamment d’origine climatique, viennent accélérer la dynamique de transition vers un niveau du stock de carbone forestier à long terme qui reste encore largement indéterminé. Par exemple, la dégradation des conditions météorologiques rend plus délicates les opérations de plantation, notamment en raison de sécheresses plus fréquentes et précoces.

C’est un défi supplémentaire pour les forestiers dans un contexte où la régénération naturelle ne peut permettre à elle seule une adaptation des essences pour le climat futur. Face à l’incertitude du climat futur et de son impact sur les forêts, il est essentiel de diversifier les approches techniques en mettant en œuvre une gestion adaptative et des politiques qui permettent d’atténuer l’effet du changement climatique.

L’indispensable bonne gestion des sols forestiers

Des solutions toujours gagnantes existent, comme la prévention des risques d’incendie, qui évite les déstockages massifs de carbone ou en limite fortement les impacts. Autre levier, la transformation et la restauration des peuplements vulnérables doivent faire appel à une diversité de techniques et d’essences permettant de diluer les risques.

La bonne gestion des sols forestiers est déterminante pour conserver leurs stocks importants de carbone, mais aussi pour disposer d’écosystèmes résilients. Développer les usages de bois local, français, et en priorité ceux à longue durée de vie (construction, ameublement), est encore une autre façon d’agir en lien avec la forêt pour atténuer le changement climatique, car cela prolonge le stockage de carbone et réduit l’usage de produits plus carbonés auxquels ils se substituent.

Les forêts françaises resteront un allié précieux dans notre lutte contre les bouleversements climatiques, mais il faut se donner les moyens d’agir, et c’est l’esprit des actions mises en place dans le cadre de la planification écologique : la forêt n’est pas un puits sans « fonds » !

Les signataires de la tribune

  • Antoine Colin, chef du département d’analyse des forêts et des haies bocagères à l’IGN,
  • Christine Deleuze, directrice projet Stratégie Carbone à l’ONF (Office national des forêts),
  • Meriem Fournier, chercheuse à l’Inrae (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement), Silva,
  • Mélanie Juillard, ingénieure forêts et utilisation des terres au Citepa,
  • Olivier Picard, directeur du centre régional de la propriété forestière d’Occitanie et directeur du service C+FOR - Forêt et carbone.

Cette tribune a été publiée sur lemonde.fr le 20 janvier 2024. 

Mis à jour 10/10/2024