Plongée aux archives

"La carte est un témoignage de l’histoire"

Un territoire ne s’administre pas sans carte. Objet de connaissance décrivant la topographie d’un lieu, ses limites géographiques ou l’occupation de son sol, la carte est aussi et surtout un outil de pouvoir. Entretien avec l’architecte et historien Jean-Luc Arnaud à l’occasion de la parution, le 4 octobre 2023, d’une nouvelle édition de l’Atlas IGN des cartes de l’anthropocène.

Publié le 21 septembre 2023

Temps de lecture : 5 minutes

De quand date, selon vous, la notion d’occupation des sols ?
C’est une notion extrêmement tardive. En ce qui concerne la carte d’état-major au XIXe siècle, par exemple, on parle de masses de cultures, mais jamais d’occupation des sols. Plus tard, dans les années 1950, on va aussi évoquer le remembrement. On est déjà dans le domaine de la connaissance de la nature des sols. Mais je ne pense pas que cette notion d’occupation des sols soit antérieure aux années 1960. L’usage de l’expression est une chose récente.

Quel est, d’après vous, l’objet de cette connaissance ? En d’autres termes, à quoi sert donc une carte ?
Il est très difficile de répondre à cette question car, au même titre qu’il n’y a pas une carte unique mais des cartes, il y a aussi de multiples utilités. Elles peuvent servir à mesurer, à observer, à se situer. Il y a également la question des différentes échelles, qui laissent entrevoir différentes choses. Toutes les fonctions et toutes les utilités ont été envisagées dans l’histoire. Cependant, ce qui me semble important à préciser, c’est qu’il y a toujours une volonté commune. Vouloir représenter les territoires, c’est chercher à se les approprier. Le savoir permet de disposer d’un pouvoir sur un lieu. La connaissance est au service du politique, systématiquement. J’en veux pour preuve que la première chose qui a été faite à l’époque dans les régions colonisées, ce sont les cartes. Elles apparaissent par conséquent fondamentalement comme un outil de contrôle et de pouvoir. Dans de nombreux pays encore, la carte est d’ailleurs souvent réservée à l’État ou aux militaires, ce qui est parfois la même chose. C’est la preuve, en creux, qu’il n’est pas facile de s’attaquer au pouvoir et aux lieux du pouvoir sans accès à cette carte.

Comment cet objet de connaissance est-il devenu celui de l’orientation des politiques publiques ?
Si vous cherchez à décrire une rivière, vous pouvez tout à fait le faire par un texte. Vous décrirez alors son cours, son débit, les villes qu’elle traverse. Ce sont des informations descriptives, qui peuvent aisément être comprises et assimilées parce que linéaires. Mais vous ne pouvez pas décrire une organisation territoriale de cette manière-là. La carte est un outil synoptique. Sa force, par rapport au texte, c’est qu’elle montre l’organisation de l’espace en deux dimensions. Elle a cette spécificité d’exposer comment les choses s’organisent dans l’espace. On peut cartographier des données sociales, économiques, démographiques, etc. Montrer comment ces données se répartissent dans l’espace permet d’aider à la décision politique. On ne doit pas confondre la carte et l’usage de la carte. Elle n’explique pas comment les choses se passent. Elle ne donne pas une réponse. Elle ne fait que montrer, et c’est déjà beaucoup. La carte vous parle, mais elle ne vous dit pas « attention ».

À ce titre, la carte est surtout un outil statique de représentation d’un territoire. Comment peut-elle aussi témoigner de son évolution ?
La carte topographique de l’IGN ne témoigne pas des changements. Ce n’est pas sa fonction. Chaque nouvelle édition figure de nouveaux états des lieux et consigne l’état d’un territoire à un instant T. À ce titre, il faut rappeler que plus la carte est précise, plus sa durée de vie est courte. Mais cet instant T n’est jamais quelque chose de totalement figé. Le territoire consigné est construit par le temps. Une carte est faite d’un amoncellement d’informations compilées qu’il faut organiser. La carte est un outil statique, mais qui enregistre le temps passé. En tant qu’historien, les cartes récentes donnent les moyens de restituer des choses qui ne sont plus visibles sur le terrain, ou que l’on peut deviner au travers d’autres données cartographiques. Du point de vue historique, il faut bien comprendre que les cartes sont des monstres composés de multiples données superposées. Les cartes d’occupation des sols sont, à ce titre, des outils de connaissance fondamentaux. Si l’on cherche à comprendre l’évolution d’un territoire, l’important est de parvenir à construire une carte diachronique, c’est-à-dire qui rende compte des évolutions de son état dans le temps. C’est lorsque l’on entre dans la boîte noire du temps qui passe entre deux cartes que l’on commence à comprendre des choses.

Le reboisement de la forêt domaniale de Verdun dans la Meuse (1803/2021)

Puisqu’elle ne fait que « rendre compte », peut-on considérer qu’une carte est neutre ?
Jamais. Une carte, c’est avant tout des choix. Le choix d’une échelle en fonction de ce que l’on cherche à montrer, par exemple. On sélectionne toujours une information à partir du point de vue que l’on porte. Ce point de vue, c’est celui de son auteur, de son commanditaire, de celui qui paye. Peu importe. Mais il ne peut pas y avoir d’objectivité possible. La carte est toujours un objet partiel et partial.

Quel a été l’apport du numérique dans la connaissance et la représentation du territoire ?
Il est évident que cet apport change complètement les modes de travail. Et ce n’est pas seulement vrai pour l’aménagement du territoire. Moi, en tant qu’historien, mon livre sur la carte de France n’aurait pas pu exister sans le numérique. Feuilleter et organiser 13 000 feuilles de la carte de France au 25:000e en papier, ça aurait été sportif. En numérique, j’ai pu consulter un grand nombre de ces feuilles depuis des machines standards. Le numérique, de ce point de vue, fait gagner un temps précieux. Il y a une simplicité d’accès à l’information qui facilite la décision et qui s’applique aussi aux politiques publiques. Mais, encore une fois, ce ne sont que des outils qui ne vous donnent pas une réponse. En revanche, ils peuvent soulever de nouvelles questions. Le numérique révèle plein de choses auxquelles on n’avait pas accès auparavant, ou pas aussi simplement. On peut facilement superposer l’information, la croiser, la comparer. Ces capacités permettent parfois d’attirer l’attention des sujets auxquels on n’aurait pas forcément pensé auparavant. En histoire, c’est une évidence. Pour la gestion des territoires également.

La cartographie a connu de nombreuses révolutions techniques et anthropologiques dans son histoire.

Jean-Luc Arnaud nous en donne quelques grandes dates.

Fin du XVIIe siècle : marque le premier chantier de triangulation à grande échelle du territoire, qui fixe précisément les distances entre les villes. Un travail énorme qui s’étend sur plus de cinquante ans et permet de tracer les contours du royaume et de l’emprise géographique de la France dans le monde.

1870 - 1880 : période où l’on abandonne la gravure en taille-douce, qui ne permettait que des tirages très limités, pour la lithographie, qui existait déjà mais qu’on ne savait pas appliquer aux grands formats. Sans devenir un produit de consommation courante, la carte n’est alors plus un produit de luxe.

1930 : début de l’industrialisation des premières photographies aériennes. Les relevés par photogrammétrie donnent des résultats au moins aussi précis et moins coûteux que les relevés de terrain. Le métier de topographe est déclassé au profit de celui de photo-restituteur.

2000 : l’avènement du numérique transforme le mode de fabrication de la carte, mais aussi sa relation à l’espace. Avec le numérique, la carte nous entoure. On quitte la vision synoptique d’une carte que l’on déplie pour une vision immersive.;

Jean-Luc Arnaud, directeur de recherche au CNRS, travaille en histoire de la cartographie à l’université d’Aix-Marseille, au laboratoire TELEMMe – Temps, espaces, langages, Europe méridionale, Méditerranée. Il est le fondateur du site CartoMundi.fr pour la valorisation en ligne du patrimoine cartographique et auteur d’une centaine d’articles scientifiques ainsi que de plusieurs ouvrages dont La Carte de France, histoire & techniques, publié en 2022.


L'occupation des sols, on s'en occupe ensemble ?

Face aux défis posés par le changement climatique, l’IGN a pris l’initiative de publier annuellement l’atlas Cartographier l’anthropocène. Cet ouvrage de référence s’appuie sur la richesse des données de l’IGN et de ses partenaires pour représenter les conséquences de l’empreinte humaine sur le territoire. L’édition 2023 s’arrête en particulier sur la question de l’occupation des sols. L’IGN, cartographe du service public et opérateur de données de la planification écologique veut illustrer à travers cet atlas sa vocation à délivrer du savoir utile à la décision pour réussir la transition écologique.

Mis à jour 02/02/2024